Les heures de gloire du monde de la nuit, c'est fini?

Les nuits genevoises restent certes festives, mais les habitudes ont changé: les plus jeunes boudent les boîtes de nuit traditionnelles.
Les nuits genevoises restent certes festives, mais les habitudes ont changé: les plus jeunes boudent les boîtes de nuit traditionnelles. cottonbro studio/www.pexels.com
Daniella Gorbunova
Publié vendredi 06 juin 2025
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#Fêtes nocturnes les médias mettent périodiquement en lumière une nouvelle jeune génération post-covid qui semble snober les boîtes de nuit classiques. Y compris en Suisse.

Nous retrouvons Bryan Lo Giudice au Arthur's bar, sur la rive gauche, un vendredi en fin d’après-midi. En sirotant son expresso Martini, il se souvient de sa première sortie en boîte de nuit. «C’était au Java Club de Genève (fermé depuis 2023 - ndlr), en 2010 ou 2011, je ne sais plus très bien. Je me souviens parfaitement de la soirée, en revanche: il y avait une énorme foule, j'étais impressionné. À l’entrée, souvent, on pouvait apercevoir les directeurs de l’établissement, dont la fameuse Janine, la patronne, une véritable figure de la nuit genevoise. Je deviendrai très ami avec elle par la suite.»

Quinze ans plus tard, le gestionnaire de fortune de profession est toujours fêtard dans l’âme. Mais ses habitudes ont changé. «Je commence et termine mes soirées plus tôt, désormais. C’est vrai que je fréquente davantage les bars lounge.» C’est quand, la dernière fois qu’il a été en boîte de nuit? Il avoue: «Bon, là, en l’occurrence, c’était hier soir (rires).»

Si le trentenaire a gardé l’habitude de sortir en club, c’est une habitude que les plus jeunes générations - celles qui ont atteint la majorité plus ou moins en pleine pandémie - n’auraient jamais vraiment prise. En témoigne le supposé déclin des boîtes de nuit classiques aux quatre coins de l’Europe, que la presse relaie périodiquement depuis la fin de la pandémie de covid. Voire même depuis la fin des années 2010.

À la recherche des nuits perdues

En février 2025, le magazine lifestyle britannique Dazed titrait: «Les jeunes sont progressivement évincés de la vie nocturne à cause de l'augmentation des prix», là où la BBC se demandait, en janvier de cette année, non sans un certain alarmisme: «Est-ce la fin de la célèbre vie nocturne berlinoise?», révélant que «la moitié des quelque deux cent cinquante clubs de la ville risque de fermer en 2025 en raison de la hausse rapide des loyers, de la gentrification et des changements démographiques à Berlin». Un article du 20 minutes français suggère que cette baisse de la fréquentation observée n’est pas uniquement dûe aux fermetures sanitaires passées, mais pourrait témoigner d’un changement profond d’habitudes (lire encadré), puisqu’en 2019 déjà, le média posait la question rhétorique: «Pourquoi les grandes discothèques françaises sont-elles en plein déclin?».

Le phénomène est aussi thématisé en Suisse. En janvier 2024, 20 Minutes proposait un traitement local de la question, avec des conclusions plutôt pessimistes à la clé. «Certains propriétaires de clubs alémaniques disent souffrir du manque de jeunes dans leur établissement. Les enseignes romandes jettent la faute sur la pandémie de covid.» Pour zoomer plus encore, dans le canton de Fribourg par exemple, Frapp a constaté, en janvier 2025, que «les clubs fribourgeois n'arrivent pas à retrouver la fréquentation et la consommation d'avant 2020». Et à Genève? L’économie de la fête est-elle aussi en pleine mutation?

Une reprise qui n’a jamais vraiment eu lieu

Accoudé sur la table, Bryan se remémore les heures de gloire du Java Club, qui a mis la clé sous la porte environ un an après son cousin le Bypass — c’étaient les deux grandes boîtes de nuit dites mainstream de la capitale internationale. «Le Java, c’était LE club hype de Genève, il était même connu au-delà de nos frontières. Il y avait tout le gratin, là-bas, les banquiers, les diplomates, les célébrités de passage. Ça faisait un petit peu peur, mais ça faisait surtout rêver. On avait l’impression d’être au centre du monde.»

Depuis 2023, la fête est pourtant finie pour l’institution nocturne. En cause, pas forcément une désertion des habitués, mais des travaux prévus sur l’ensemble du bâtiment, qui comprend aussi l’hôtel Fairmont et le Théâtre du Léman. Cependant, aucun club de cette ampleur n’a vu le jour en guise de remplacement.

Arnaud Daviaud, ancien directeur du Java Club, est désormais à la tête du bar festif le Rooftop 42. Son bar ferme à 2 h 30 du matin le week-end et ne connaît en général pas de tables vides. Sa clientèle du Java - qui a forcément pris de l’âge depuis les années 2010 - semble avoir migré avec lui.

Lorsqu’on évoque les gros titres qui relaient un certain désintérêt pour le clubbing, il commence par nuancer: «Il y aura toujours des clubs». Mais il n’est pas surpris. «J’avoue que mes amis et homologues qui tiennent des établissements à Londres ou à Berlin, par exemple, disent tous la même chose. Et je les rejoins: le clubbing pur, simple, traditionnel, ça ne marche plus dans les villes européennes. Excepté dans des endroits comme Ibiza, par exemple, où les gens ne viennent que pour ces clubs.»

En cause? «La pandémie de covid a vraiment été un déclencheur ou un accélérateur de ce déclin, poursuit le tenancier. Au Java, nos chiffres étaient stables jusqu’en 2017 ou 2018. La fréquentation avait effectivement déjà commencé à baisser avant la pandémie, mais cette dernière a été le coup de massue. Pour nous comme pour d’autres clubs genevois.» À l’image du Bypass.

Même si les chiffres du Java ont commencé à baisser avant les fermetures, Arnaud Daviaud leur attribue tout de même le changement d’habitudes qu’il observe. «Les clubs, ça tourne avant tout grâce aux jeunes, c’est un fait. Et le covid a fait sauter une génération de clubbers potentiels: ceux qui ont eu 18 ans en 2020 ont, en gros, passé leur deux premières années de majorité sans la case découverte des boîtes de nuit. Et encore, en Suisse, ce n’était pas le pire, puisqu'on a pu rouvrir à certaines conditions par moments. Mais quoiqu’il en soit, ces jeunes ont trouvé autre chose à faire. Et ils n'étaient pas au rendez-vous lors des grandes réouvertures post-covid.»

(Aussi) une question d’argent?

Autre facteur qui pourrait expliquer un soudain désintérêt pour les boîtes de nuit, que le magazine Dazed place au cœur de son constat: le manque d’argent, ou simplement le manque d’envie de dépenser une vingtaine de francs pour une bière. L’ex-directeur du Java le concède, «il faut admettre que les clubs genevois ne sont pas réputés pour être les moins chers au monde. Ajoutez à cela l’inflation générale. Sortir en club nécessite, plus que jamais peut-être, d’y consacrer un certain budget». Résultat: pour Arnaud Daviaud, toute une génération aurait zappé l’étape fête dans cette conjonction de facteurs un peu morose. «Je vois sur les réseaux sociaux beaucoup de jeunes se passionner pour... les jeux de société, un vendredi ou un samedi soir, par exemple. Et je n’en crois pas mes yeux!»

Ceux qui ne sortent pas du tout, certainement. Or, malgré l’apparent dédain qu’elle affiche pour le clubbing mainstream, cette jeunesse de 2025 ne serait pourtant pas allergique au concept de fête, relèvent nos confrères britanniques. Le constat semble se confirmer en Suisse, puisque des lieux moins chers, moins guindés que le fut le Java (bien que l’entrée y était gratuite) - à l’image de l’Audio, par exemple - se portent bien, assure Bryan Lo Giudice. Les lieux alternatifs genevois semblent attirer une toute nouvelle clientèle.

L’alternatif est le nouveau mainstream?

Du côté de ce qu’on peut qualifier de scènes alternatives (qui sont souvent subventionnées par les autorités locales, de par leur portée culturelle), un autre constat semble émerger. Des lieux comme l’Usine, la Gravière, ou le Motel Campo sont réunis - entre beaucoup d’autres - au sein d’un grand conseil de la nuit, créé pendant le covid pour défendre leurs intérêts.

Nicolas Oggier est codirecteur et programmateur du Motel Campo, haut lieu alternatif situé dans la zone Praille-Acacias-Vernets, qui passe de la musique électronique de niche, de l’électro-funk brésilien à la techno berlinoise. Malgré le sort de son voisin de quartier, le Bypass, le chef du Motel ne partage pas le constat d’une vie nocturne genevoise qui se fane. Au contraire: «Au Motel, nous avons connu une belle reprise depuis la fin de la pandémie. Nous avons, à ce jour, une bonne fréquentation».

Les clubs traditionnels auraient-ils donc été désertés au profit d’endroits plus alternatifs? «Franchement, nous avons toutes sortes de personnes dans notre public. Et c’est de plus en plus varié. De ce que j’entends et constate, oui, on voit de plus en plus de gens qui avaient l’habitude de sortir dans des endroits plus traditionnels venir chez nous. Notre public a un peu évolué», affirme-t-il.

Des changements d’habitudes qui seraient en train de flouter les barrières entre ce qui est considéré comme underground ou mainstream, selon Nicolas Oggier. «Nous avions, il y a quelques années, un type de public majoritaire: des personnes visiblement alternatives, des étudiants en écoles d’art, etc. Aujourd’hui, on voit toutes sortes de profils très différents les uns des autres et beaucoup de nouvelles personnes découvrent le lieu chaque week-end.»

En cause? «Peut-être que notre offre est simplement plus originale, différente et moins chère que celle des clubs «normaux». Pour prendre un peu de hauteur, de manière générale, dans le monde de la nuit, le public cherche surtout à vivre une expérience spéciale, unique, avec un sentiment de liberté - à prix accessible de préférence. C’est de plus en plus important. L’objectif premier d’une boîte de nuit n’est plus simplement d’écouter de la musique et danser.»

Au-delà de la fête, l’attractivité de Genève

Baisse de la fréquentation ou pas, le monde de la nuit brasse toujours beaucoup d’argent au bout du lac. Alors que les acteurs de l’underground se sont réunis en un grand conseil nocturne, une autre association a été créée après la pandémie pour défendre les lieux plus populaires et le divertissement genevois de manière générale: l’association Projet Genève. Elle est née en 2022, avec pour mission de rassembler les principaux acteurs de «l'animation» locale, en faire la promotion et défendre les intérêts de ces branches sur le terrain politique. L’une de ses figures de proue est justement Bryan Lo Giudice. Appuyé notamment par la FER Genève, la Chambre de commerce, d'industrie et des services de Genève, et Genève Tourisme, Projet Genève œuvre notamment pour «organiser en faîtière un secteur économique très large, qui n’était pas vraiment fédéré dans son ensemble jusqu’à présent et qui représente pourtant des milliards de francs en termes de chiffre d’affaires», précise Bryan Lo Giudice. Entre bars, forains et hôteliers, certains grands acteurs du monde de la nuit sont de la partie.

Un monde de la nuit qu’il faut absolument défendre au nom de l’attractivité générale de Genève, avance-t-il. «Lorsque des expatriés viennent s’installer ici pour le travail, la qualité de vie fait partie de leurs considérations. Et le monde de la nuit fait partie de cette qualité de vie. J’ai entendu des chefs de multinationales me dire qu’ils ont de la peine à faire venir des gens - surtout les millenials et les Gen Z - à Genève, car, pour le dire franchement, comparé à Paris ou à New York, on s’embête un peu, ici.»

«Nous sommes d’accord: Genève n’a pas pour vocation de devenir une capitale européenne de la fête et ne sera jamais associée au divertissement en premier lieu», nuance-t-il. Mais, pour l’oiseau de nuit, «nous pouvons tout de même faire mieux que ce que nous faisons aujourd’hui!»


Et la politique, dans tout ça?

La politique est partout, tout le temps - elle s’immisce même sur le dancefloor de votre boîte de nuit favorite. Quel regard portent les acteurs du monde de la nuit sur les conditions cadre dont ils bénéficient? Arnaud Daviaud, directeur du feu Java Club et désormais à la tête du bar festif le Rooftop 42, affirme: «En 2016, une loi est passée de manière un peu subreptice: elle autorise les bars à ouvrir jusqu’à quatre heures du matin sous certaines conditions les soirs de week-end (moyennant dérogations, sinon c’est deux heures du matin - ndlr).» Une mesure qui lui bénéficie, maintenant qu’il a repris un établissement de ce type.

En tant qu’ancien codirigeant de boîte de nuit, il tient à souligner les effets secondaires que peuvent avoir ce genre de décrets sur les clubs: «Je me mets à la place d’un client qui sort un samedi soir: si vous avez un bar dansant ouvert jusqu’à tard, avec une ambiance similaire à celle d’un club, mais de l'alcool à prix de bar, évidemment, vous ne voyez pas l’intérêt d’aller en boîte de nuit ensuite.» Cela en plus d’autres types d’animations qui feraient un peu d’ombre aux boîtes de nuit, comme «la multiplication d’événements dans l’espace public: des concerts, des festivals, des soirées éphémères, de l’offre culturelle. C’est de la concurrence supplémentaire pour les clubs».

«Depuis la pandémie, on serre la vis»

De son côté, l’une des figures de proue de l’association Projet Genève, Bryan Lo Giudice, va plus loin encore: «On peut le dire: nos boîtes de nuit post-covid sont devenues un peu nulles et un peu trop chères pour ce que c’est, pour beaucoup de jeunes. Ce n’est pas tellement de leur faute, selon moi. Mais de celle des politiques en Ville de Genève, qui ne laissent pas ces établissements se redévelopper, recréer la magie des années 2010. Depuis la pandémie, on serre de plus en plus la vis, y compris aux bars.» Le trentenaire fait notamment référence au fait que, depuis juin 2022, la Ville de Genève impose la fermeture des terrasses des bars à minuit du dimanche au jeudi, et à deux heures du matin les nuits de week-end. Actuellement, une partie des établissements genevois réclame un assouplissement de ces restrictions, au moins de manière saisonnière: une pétition pour obtenir l’autorisation de maintenir les terrasses ouvertes jusqu’à deux heures du matin tous les jours de la semaine en été a été lancée en mai de cette année par la faîtière du milieu.  


On a été à une Morning party à Genève 

«Je sens que ce matin va être une pure soirée», déclamait Fatal Bazooka sur les ondes de nos radios en 2010. Il ne croyait pas si bien dire. Quinze ans plus tard, la blague est devenue une réalité socio-économique: les Morning parties (ou fêtes du matin) et Bakery raves (ou raves dans des boulangeries) envahissent l'événementiel occidental, du Royaume-Uni à la France, en passant par la Suisse.

S’il y avait de l'alcool (et une clientèle pour en consommer), au restaurant Amore Amore, situé au coeur de Genève, le samedi 31 mai vers 10 h du matin, c’est cependant l’odeur de croissants frais, de pains au chocolat sortis du four et les effluves de café fraîchement moulu - le tout sur fond de musique électronique intense - qui rendent l’expérience spéciale. Bienvenue à l’une des premières Morning party de Genève.

Un concept à affiner

Mon amie Jessica et moi arrivons peu après le début des festivités. Le lieu a été révélé une semaine avant l'événement. L’horaire? De 10 h du matin à 14 h. L’entrée est gratuite et une foule hétéroclite est au rendez-vous, toutes générations confondues. On se fraie (difficilement) un chemin à travers la petite piste de danse, entre des jeunes couples et un groupe de quinquagénaires endiablés - car, oui, les gens dansent vraiment - pour atteindre le bar à café.

Après une petite heure passée à (vaguement) se déhancher, café et croissant fourré à la main, verdict? Un enthousiasme mesuré, dirais-je. Le concept attire, visiblement, et présente donc un vrai potentiel. Mais, dans ce cas précis, à part le fait que je n’ai pas l’habitude d’écouter de la musique électronique très forte en buvant mon café le matin, j’avais simplement l’impression d’être dans un restaurant où l’on a laissé entrer trop de monde. Avec un buffet de petit-déjeuner somme toute très sommaire (croissants et pains au chocolat uniquement), et des boissons chaudes servies dans des gobelets en carton, sur un coin de table, sans plus de fioritures, le concept atteint en réalité vite ses limites. Surtout dans un contexte où l’établissement sert tout de même de l’alcool, à ces heures matinales: quelle différence, avec n’importe quel autre café ou bar un peu stylé, ouvert tôt le samedi? Le niveau de décibels et l’espace laissé au milieu de la pièce principale du restaurant, qui fait office de dancefloor - c’est tout. 

 

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