Décroissance, une idée du Nord, une impasse pour l’Afrique de l’Ouest?
À rebours des critiques formulées dans les pays industrialisés, la croissance n’est pas perçue comme un dogme en Afrique de l’Ouest, mais comme une nécessité.
Loris von Siebenthal
Jean-Mermoz Konandi
Publié vendredi 04 juillet 2025
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#Afrique
Alors que le concept de décroissance gagne en popularité en Europe, il peine à trouver un écho en Afrique de l’Ouest, où les urgences vitales rendent le mot presque inaudible.
Le mot est gros. Trop gros, sans doute, pour être prononcé sans heurts sur le continent africain. Décroissance. En Occident, il s’invite dans les débats politiques, les programmes écologistes, les conférences universitaires. Il prétend ouvrir une voie de salut: ralentir volontairement et de manière planifiée la production et la consommation pour freiner le désastre climatique. Repenser le progrès. Réapprendre la frugalité. Réduire pour mieux vivre.
Mais à mesure qu’il circule dans les sphères intellectuelles du Nord, ce mot sonne creux, voire brutal, aux oreilles de nombreux Africains. Dans les rues de Ouagadougou ou les villages du Fouta en Guinée, dans les marchés de Cotonou ou les faubourgs d’Abidjan, l’heure est à la survie, pas à la sobriété choisie. Comment entendre un appel à «ralentir» dans des régions où l’on peine encore à nourrir ses enfants, à envoyer ses filles à l’école, à accéder à une consultation médicale?
Une idée déconnectée des réalités vitales
En Afrique de l’Ouest, parler de décroissance équivaut souvent à nier l’essentiel. Des millions de familles ne mangent pas à leur faim. Dans de nombreux quartiers urbains, un repas chiche quotidien est déjà une victoire. Dans les campagnes, l’agriculture reste tributaire de pluies incertaines, d’outils rudimentaires, de sols épuisés. Et alors que le continent fait face à des coupes massives de l’aide internationale, l’ONU tire la sonnette d’alarme: plus de 36 millions de personnes en Afrique de l’Ouest et du Centre luttent pour couvrir leurs besoins alimentaires de base. Ce chiffre pourrait grimper à plus de 52 millions pendant la période de soudure1 de l’été 2025.
Dans ce contexte, où la capacité à produire davantage est vitale, la décroissance ne fait pas sens. Elle ressemble davantage à une injonction venue d’ailleurs qu’à un projet partagé. Car si le Nord veut ralentir pour préserver ce qu’il a, le Sud, lui, tente encore de bâtir ce qu’il n’a jamais eu.
Croissance: une urgence sociale, pas une obsession idéologique
À rebours des critiques formulées dans les pays industrialisés, la croissance n’est pas perçue comme un dogme en Afrique de l’Ouest, mais comme une nécessité. Elle est le levier principal pour bâtir les écoles, relier les villages, former les soignants, financer les services de base. «Sans croissance, pas de perspectives viables pour nos jeunes», diront les économistes africains.
Mais cette croissance ne peut pas être calquée sur les modèles anciens. Les économies ouest-africaines ont trop souvent payé le prix de stratégies imposées. Ouvertures commerciales déséquilibrées, plans d’ajustement, projets agro-industriels menés sans consultation des populations: autant de politiques qui ont fragilisé les agricultures locales, accaparé les terres, écarté les petits producteurs. L’Afrique a exporté ses ressources, épuisé ses forêts, détruit son couvert végétal au bénéfice des marchés mondiaux.
La Côte d’Ivoire, par exemple, a sacrifié plus de 80% de sa forêt depuis les années 1960 pour produire cacao, huile de palme et hévéa. Aujourd’hui, alors que l’Europe envisage des restrictions à l’importation de produits issus de la déforestation, la pilule passe mal. Ces pays, longtemps incités à produire pour les marchés extérieurs, se voient maintenant reprocher d’avoir obéi. Pourtant, tout n’est pas à reconstruire. L’Afrique de l’Ouest, et plus généralement l’Afrique, abrite déjà des pratiques qui, sans jamais être nommées, incarnent certains principes chers à la décroissance. L’économie informelle, souvent considérée comme un problème, est en réalité un pilier. Elle repose sur l’échange, le recyclage, la mutualisation, l’autoproduction. Elle nourrit des millions de personnes là où l’économie formelle échoue à créer des emplois décents. De même, les systèmes agricoles traditionnels s’appuient depuis longtemps sur l’agroécologie, la diversité des cultures, la gestion collective des ressources. Ici, l’économie circulaire n’est pas une innovation, mais une habitude de bon sens. On transforme, on répare, on partage, sans en faire un étendard.
Ce sont ces formes d’organisation — souvent invisibles pour les indicateurs classiques — qui permettent à la société de tenir debout. Et si elles ne s’opposent pas frontalement à la croissance, elles en définissent les contours acceptables: croissance oui, mais sans destruction, sans dépossession, sans mise à l’écart.
Produire mieux, pas nécessairement moins
Le cœur du débat ne porte donc pas sur le volume, mais sur le modèle de production. Plutôt que de parler de décroissance, de nombreuses voix en Afrique plaident pour une croissance utile, sobre, maîtrisée. Produire mieux, sur moins de surface. Préserver les écosystèmes. Valoriser les savoir-faire locaux. L’exemple agricole est éloquent. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, près de 37% des productions agricoles africaines sont perdues après récolte, soit l’équivalent de 48 milliards de dollars par an. Une modernisation raisonnée, une meilleure conservation, un meilleur accès aux technologies pourraient transformer radicalement la donne. Non pas pour produire plus à tout prix, mais pour produire de façon plus efficace, plus respectueuse de l’environnement, plus équitable pour les producteurs.
C’est dans cette perspective qu’une forme de «décroissance contextuelle» pourrait faire sens. Non pas un renoncement global, mais un recentrage. Un refus du gaspillage. Une volonté de créer de la valeur là où elle est le plus utile: dans les territoires, dans les filières locales, dans les familles. À la condition toutefois que cette trajectoire ne soit ni imposée, ni caricaturée, ni punitive.
1 La période de soudure est le moment de l'année où les populations ont épuisé leurs stocks alimentaires récoltés précédemment et n'ont pas encore réalisé la prochaine récolte. Cette période est particulièrement préoccupante dans les régions agricoles et en Afrique de l'Ouest et Centrale, où l'on s'attend à une aggravation de la faim et de la crise alimentaire.
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