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L’Allemagne, prisonnière du paradoxe migratoire

Thomas Schnee Publié jeudi 17 octobre 2024

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Sous la pression d’un triple meurtre perpétré par un djihadiste syrien à Solingen et à la suite des succès électoraux d’une extrême-droite au discours raciste et apocalyptique, Berlin a amorcé un virage radical vers une politique d’accueil plus restrictive.

En même temps, le pays signe et négocie toujours plus d’accords bilatéraux pour une immigration économique choisie, avec l’Inde, le Kenya, l’Ouzbékistan ou le Brésil. Combien de temps ce grand écart va-t-il être possible? Pendant que le Bundestag discute des détails de ses nouvelles lois, le virage est acté aux frontières grâce à une clause d’exception qui prévoit la possibilité de contrôles temporaires dans l’espace de Schengen, en cas de «menaces pour l’ordre public ou la sécurité».

C’est sur cette base qu’en 2015, l’Allemagne avait rétabli des contrôles à sa frontière avec l’Autriche. Puis, à partir d’octobre 2023, avec la Pologne, la République tchèque, la Suisse et, plus tard, la France, pour cause de Jeux olympiques. Depuis le 16 septembre, les contrôles concernent aussi la Belgique, le Danemark, le Luxembourg et les Pays-Bas. L’objectif est de refuser immédiatement des personnes non habilitées à déposer une demande d’asile. Cela pour ne pas avoir à les expulser plus tard et, entre temps, à supporter les coûts financiers et sociaux de leur accueil.

«Aucun pays au monde ne peut accueillir les réfugiés de manière illimitée», a justifié la ministre de l’Intérieur sociale-démocrate Nancy Faeser, en expliquant que les ressources pour les demandeurs d’asile sont «presque épuisées». En filigrane, on retrouve la rhétorique des «pro-restrictions» qui, au gouvernement comme dans l’opposition, veulent installer un fanal signalant au monde entier que l’Allemagne n’est plus une terre d’accueil. Ironie du sort, l’Allemagne est confrontée dans le même temps à un manque de main-d’œuvre qualifiée massif qui ralentit gravement son économie et paralyse ses services publics.

Dans un mouvement contraire, le gouvernement fédéral fait donc tout pour débureaucratiser les procédures de recrutement et attirer des travailleurs qualifiés étrangers via une kyrielle de mesures et d’accords bilatéraux. En septembre, le chancelier Scholz a signé avec le Kenya, puis avec l’Ouzbékistan. Il existe déjà de tels accords avec le Maroc, la Géorgie, la Tunisie, la Colombie, l’Indonésie ou la Moldavie. Des discussions sont aussi en cours avec le Brésil, le Kirghizistan, la Colombie et le Ghana. Mais tout cela devrait conduire, selon les experts, à des gains négligeables de main-d’œuvre. Seul l’accord de 2022 avec l’Inde, pays le plus peuplé au monde, semble fructueux. Cent seize mille Indiens travaillent aujourd’hui légalement en Allemagne (21% dans l’informatique) et plus de quarante-huit mille visas ont été délivrés à des ressortissants indiens en 2023, plus de 50% des visas de travail accordés cette année-là. Malgré tout, l’Allemagne est très loin du compte.

L’Institut IW de Cologne parle de cinq cent septante mille postes non pourvus en 2023. L’Agence pour l’emploi évalue à quatre cent mille personnes les besoins annuels en main-d’œuvre étrangère. Tout cela dans un contexte démographique qui prévoit sept millions de baby-boomers en partance pour la retraite d’ici à 2035. Alors, que faire? Pour dynamiser le recrutement, Berlin a souhaité accorder des déductions fiscales aux experts étrangers à hauteur de 30%, 20% et 10% lors des trois premières années de présence professionnelle outre-Rhin. Mais cette mesure «favorisant les étrangers» a bien vite été suspendue après une tempête de critiques conservatrices, populistes, nationalistes et syndicales. Le paradoxe migratoire allemand est toujours là, avec ses conséquences. En termes d’attractivité pour les personnels qualifiés, le pays a reculé de la douzième à la quinzième place parmi les trente-huit pays de l’OCDE depuis 2019 (étude Bertelsmann). Bien sûr, ce n’est pas une fatalité, surtout que les universités allemandes sont très appréciées des étudiants étrangers (deuxième place derrière les Etats-Unis). Mais la création d’une réputation et l’apprentissage d’une culture d’accueil sont des plantes fragiles et à croissance lente, faciles à détruire. Ce qui rend d’autant plus essentiel pour l’Allemagne et son économie le besoin de préserver les questions de politiques migratoires des dérives populistes lors des législatives 2025