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L’intelligence artificielle: la rétro-ingénierie de l’intelligence humaine

Mirel Bran De Bucarest Publié mercredi 02 juillet 2025

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Vladivostok, 29 juillet 1944. Un objet volant non identifié fend le ciel soviétique. Les opérateurs de la tour de contrôle n’avaient jamais observé un appareil d’une telle envergure. Il s’agissait en réalité d’un bombardier américain Boeing B-29 Superfortress contraint d’atterrir en URSS à cause d’une panne du réseau électrique. L’avion ne repartira jamais vers les États-Unis et sera minutieusement démonté par les ingénieurs russes avides de percer ses secrets de fabrication. De cette opération naîtra le Tupolev Tu-4, copie conforme du B-29, qui équipera l’armée soviétique jusqu’à la fin des années 1960. Ce procédé s’appelle la rétro- ingénierie: il s’agit de partir d’un produit fini pour en remonter les étapes de fabrication afin de le reproduire. C’est un voyage à rebours dans la conception d’un objet. Cette méthode est répandue et a permis à certains pays d’accélérer leur développement industriel et technologique. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle (IA) s’inspire de ce même principe. L’arrivée fracassante de ChatGPT et des Large Language Models (LLMs) dans nos vies a bouleversé notre rapport à la technologie. Ces modèles, véritables épines dorsales de l’IA moderne, fonctionnent eux aussi selon une forme de rétro-ingénierie. Ils cherchent à reproduire sous forme numérique les processus cognitifs du cerveau humain. Leur principal outil est le langage qui leur sert à décortiquer et à imiter nos mécanismes de pensée et de communication. À ses débuts, la rétro-ingénierie des LLMs était encore balbutiante. ChatGPT se contentait de décomposer les phrases en mots, puis en unités plus petites (tokens), pour les réassembler selon leur probabilité statistique. Plus qu’une intelligence, il s’agissait d’une machine experte en statistiques linguistiques capable de générer des réponses plausibles, mais parfois dénuées de compréhension réelle. Les LLMs ont rapidement progressé grâce à l’intervention humaine et au mécanisme du Reinforcement Learning from Human Feedback. En recevant des retours humains sous forme de récompenses, ces modèles ont pu affiner leurs réponses, gagner en pertinence et mieux s’adapter à nos attentes. L’aventure ne fait que commencer. Le 26 mai dernier, une équipe de chercheurs des universités de Berkeley et de Yale, menée par Xuandong Zhao, un chercheur spécialisé en machine learning, natural language processing et sécurité de l’IA, a publié un article annonçant une nouvelle étape: le Reinforcement Learning from Internal Feedback. Désormais, certains LLMs peuvent évoluer sans intervention humaine, générant leur propre feedback grâce à une forme d’auto-récompense. Ce nouveau système, baptisé Intuitor, marque un tournant: l’IA devient capable d’intuition, c’est-à-dire d’apprentissage autonome sans validation extérieure. Cette capacité à s’auto-évaluer et à s’améliorer en continu rapproche encore davantage l’IA du fonctionnement du cerveau humain. Comme les ingénieurs soviétiques qui ont répliqué le B-29 grâce à la rétro-ingénierie, l’IA s’efforce de reproduire le cerveau humain dans le monde numérique. Les LLMs de demain ne se contenteront plus de statistiques pour générer des réponses: ils intégreront des mécanismes d’intuition et apprendront à apprendre par eux-mêmes. L’IA, d’abord simple outil d’automatisation, devient un système capable de compréhension modelé sur notre propre intelligence. Grâce à la rétro-conception, l’IA commence à explorer les subtilités de l’intelligence humaine pour les reproduire et les amplifier dans le monde digital. En développant ces technologies, l’être humain devient ainsi le hacker de son propre cerveau, ouvrant la voie à une nouvelle ère où la frontière entre l’intelligence naturelle et artificielle s’estompe progressivement. Ce dialogue inédit entre l’homme et la machine promet de transformer en profondeur notre rapport à la connaissance, à la créativité et à l’innovation. L’avenir nous révélera le prix à payer pour cette nouvelle alliance entre l’intelligence humaine et artificielle.